Le chat et la souris

Un grain de sable de plus dans les rouages de la banque traditionnelle. Mais un grain de sable salutaire pour renouer avec la modernité et les clients

Gestion privée - Banques en ligneLe consommateur fait l’objet d’un match disputé entre d’un côté les banques traditionnelles, qui mettent en avant leur réseau d’agences, la proximité avec leurs clients et la diversité de leur offre, et de l’autre les jeunes pure players, nés sur Internet et bien décidés à jouer de leur souplesse pour casser les prix et rendre leurs clients autonomes. Profitant de la défiance à l’égard des grandes institutions bancaires, les financiers du Net voient leurs modestes parts de marché croître lentement mais sûrement. Mais les premiers n’ont pas dit leur dernier mot. Encore que la riposte consiste surtout, pour le moment, à chercher une troisième voie, conjuguant agences physiques avec présence sur Internet et terminaux mobiles. Il y a bien un vainqueur : le consommateur, qui voit s’étoffer les services qui lui sont proposés.

L’affrontement entre banques traditionnelles et banques directes a tout d’un match déséquilibré. “Le marché de la banque en général existe depuis 200 ou 300 ans contre moins de 10 ans pour le marché de la banque en ligne”, relève, réaliste, Benoît Grisoni, directeur général de Boursorama France. Depuis leur véritable pénétration du marché, il y a un peu plus de cinq ans, leur part de marché a certes progressé, mais reste marginale par rapport aux acteurs traditionnels. Deux millions de Français se seraient laissés séduire par la formule numérique, soit seulement 2 % du marché de la banque de détail, selon une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) réalisée en décembre 2009 pour Monabanq (filiale du Crédit mutuel CIC).

La même étude, réalisée l’année suivante, indique pourtant que les banques en ligne gagnent du terrain à mesure que les clients s’équipent dans différents établissements. Une majorité écrasante de ces utilisateurs (94 %) demeure en parallèle cliente d’une banque de réseau, mettant en évidence un phénomène de multi-bancarisation. Et, même si les banques en ligne restent encore bien souvent des banques secondaires, 12 % de leurs clients en ont déjà fait leur banque principale et 31 % envisagent de le faire. Cette tendance profiterait donc surtout aux pure players. “Depuis 2009, nous enregistrons une croissance régulière et soutenue du nombre de comptes bancaires, avec environ 60 000 nouveaux clients par an, contrairement au marché traditionnel qui a tendance à se figer car il y a peu de mouvements entre les grands établissements traditionnels de la banque de détail”, confirme Benoît Grisoni. Goliath se rendrait-il soudain compte de la vraie force de David ?

Contrariété bancaire
La résilience des banques de réseau s’explique d’abord par la proximité qu’elles entretiennent dans la relation client, répondant en cela à l’attachement de ces derniers aux agences physiques et à leur conseiller. “Beaucoup de clients sont rassurés, a fortiori dans le contexte qui est le nôtre [crise financière et bancaire, ndlr] de pouvoir trouver facilement, à proximité de chez eux ou de leur lieu de travail, quelqu’un qu’ils connaissent, avec qui ils ont construit une relation, pour les aider à affiner leurs projets, leurs choix, leurs décisions” estime Jérôme Delaunay, responsable de l’animation commerciale et de la conduite du changement chez BNP Paribas. “Le modèle des pure players peut trouver l’une de ses limites au niveau de la relation client, car un accès physique s’avère nécessaire à certains moments clefs de la vie du client pour certains produits” ajoute Daniel Pion, associé banque de détail au sein du cabinet de conseil Deloitte.

Cette résistance est en outre bien aidée par un immobilisme certain des clients de la banque de détail. Une étude réalisée par le cabinet Deloitte en avril 2012 révèle qu’une faible minorité (18 %) des sondés opterait pour une autre banque si le choix lui en était donné. Cette clientèle captive reste souvent liée à son établissement historique par la durée de certains produits, comme le crédit immobilier en particulier. Mais l’enquête pointe surtout l’indifférence des sondés par rapport à la relation bancaire. Une vision neutre entretenue par “habitude”, une certaine “homogénéité” entre les offres, ou encore le sentiment qu’il est “compliqué de changer”. Une crainte malheureusement fondée. Malgré des obligations renforcées, la mobilité bancaire s’apparente encore trop souvent à un parcours du combattant pour le consommateur. Dans son rapport annuel 2011, l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP) a elle-même regretté un “respect partiel de la norme”.

Dans ce contexte, les pure players ont donc dû s’appuyer sur des stratégies très agressives, notamment en termes de tarifs, afin de grignoter des parts de marchés à leurs concurrents historiques. Dès la pesée, la course des prix s’annonce déséquilibrée entre, d’un côté, la banque en réseau, poids lourds lesté de milliers d’agences, de dizaine de milliers de conseillers, et des coûts fixes afférents, et dans le coin opposé, la banque en ligne, qui ferait plutôt figure de poids plume, grâce à une structure plus légère. “C’est le principe même de la banque en ligne qui implique, depuis la souscription dématérialisée unique et centralisée pour tous les clients, une certaine homogénéité de gestion et des économies d’échelle”, analyse Benoît Grisoni. “En dématérialisant leur relation client et grâce à une plus grande automatisation des opérations, les pure players ont pu réduire drastiquement les postes de coûts fixes les plus lourds, comme les frais de personnels, immobiliers, logistiques, et dans une moindre mesure, informatiques. Cela leur permet d’avoir des tarifs beaucoup plus agressifs, principale raison de leur succès”, renchérit Daniel Pion.

Pour le consommateur final de la banque en ligne, cela se traduit par des conditions tarifaires plus avantageuses : carte bleue offerte, niveau de rémunération plus élevé des livrets d’épargne ou des comptes à vue, taux de crédits immobilier ou à la consommation plus intéressants. “Nos clients bénéficient concrètement des économies de coûts de notre organisation : 60 % d’entre eux n’ont payé aucun frais bancaires en 2011 et sur l’ensemble, ils ont payé en moyenne 16 euros par an environ, ce qui est bien inférieur au prix de la banque aujourd’hui”, confirme le directeur de Boursorama. Au total, une étude réalisée en janvier dernier par l’association nationale Consommation logement et cadre de vie (CLCV), a constaté des écarts de prix “entre 36 et 60 %” en faveur des banques digitales.

Course à la modernité
Mais les banques en ligne se démarquent également par une forte spécialisation par produits. La majorité des acteurs est souvent partie d’un produit d’appel, livrets d’épargne pour ING Direct, ou encore courtage en ligne chez Boursorama ou Fortuneo, avant d’évoluer vers des gammes de plus en plus larges. Mais sans viser l’exhaustivité, le modèle low cost nécessitant une offre de produits restreinte. “La profondeur de l’offre chez Boursorama Banque est plus faible que celle d’une banque traditionnelle, souvent héritée de son histoire. Mais nous nous obligeons à rester simple car chaque complexification de l’offre aura un impact sur les systèmes informatiques, sur les aspects de communication sur Internet, sur la formation des commerciaux et du service client. Elle doit donc se justifier par une réelle différenciation concurrentielle”, explique Benoît Grisoni.

A ses yeux, cette caractéristique représente même un gage de lisibilité et de simplicité pour le client, en adéquation avec ses besoins. En effet, seuls 15 % de ces derniers expriment de façon complète et précise leurs besoins financiers, selon une étude récente. En clair, beaucoup d’entre eux ne savent pas ce qu’ils veulent vraiment. “Moins bien armés qu’auparavant, les clients valorisent la simplicité tant au niveau des offres de produits que des grilles tarifaires” remarque Daniel Pion.

Néanmoins, il apparaît évident que la banque en ligne offre moins d’adaptation vis-à-vis de problématiques financières très spécifiques, ou pour des comptes d’entreprises ou de clients haut de gamme. Un argument qui joue évidemment en faveur des acteurs historiques aux offres pléthoriques. “Une banque généraliste comme BNP Paribas propose une gamme de produit très élargie, avec de nombreux supports disponibles sur l’assurance-vie ou des montages assez complexes de crédits immobiliers par exemple” insiste Virginie Fauvel, directrice de la banque en ligne de BNP Paribas. Même si le véritable nerf de la guerre n’est pas là. “Ce n’est pas seulement l’offre qui permet de différencier deux banques, quel que soit leur mode d’organisation, pure player ou pas, c’est la qualité des services de banque au quotidien en général et la disponibilité des conseillers, qu’ils soient en agence ou dans un centre de contact” tranche finalement Jérôme Delaunay.

“Service”, le mot est lâché. Derrière ce vocable se cachent de nombreuses réalités. Interface de gestion de compte, alertes automatiques, applications mobiles, disponibilité des conseillers ou qualité du conseil en ligne, tous les acteurs rivalisent d’innovation pour faciliter la vie du consommateur. “Ne pas être un pure player n’empêche pas d’être moderne et innovant : nous avons été par exemple la première banque présente sur iPad et nous sommes également très à la pointe en matière de paiement sans contact et de services bancaires mobiles”, détaille Virginie Fauvel. Pour Benoît Grisoni, la prochaine bataille sera également mobile. D’autant que le frein psychologique lié à Internet décline à mesure que les progrès logistiques et technologiques entrent au service de la vente en ligne. “Les clients veulent être autonomes, avoir une disponibilité de la part de leur banque qui soit la plus large possible, et pouvoir réaliser eux-mêmes un maximum d’opérations en ligne ou sur mobile” synthétise le directeur de Boursorama.

Flexibilité, autonomie, choix, voilà la nouvelle définition de la relation bancaire. Un tableau sans agences ? “Pour nous, le modèle des pure players n’apporte pas de valeur ajoutée immédiate pour le client, car à un moment donné, ce dernier aura besoin d’une relation en face-à-face et à d’autres, il préférera réaliser des opérations directement sur Internet ou sur mobile”, considère Virginie Fauvel, qui prône une alliance du “meilleur des deux mondes”. “Je ne dis pas qu’il s’agit de la fin des agences, qui restent nécessaires dans une démarche d’accompagnement ou de marketing, mais le contact physique à tout prix constitue un levier de vente discutable”, relativise de son côté Benoît Grisoni. Dans tous les cas, l’indépendance du client doit de plus en plus être prise en compte. “La notion de choix est primordiale, car le client retire autant de satisfaction que de confort lorsqu’il est maître de la transaction de A à Z” indique ainsi Daniel Pion.

La troisième voie
Car en définitive, les banquiers de chaque camp visent la satisfaction de leur clientèle. Et il y a du travail ! Toujours selon l’étude du cabinet Deloitte, deux tiers des sondés n’ont plus confiance dans le système bancaire. Un désamour général qui s’explique notamment par la crise de la dette souveraine européenne grecque et le refinancement massif des établissements bancaires par le Fonds européen de stabilité financière (FESF) au cours de l’été dernier. Mais pas seulement. “La crise de 2011 est probablement passée par là, mais ce qui frappe surtout, c’est la persistance de ce phénomène de défiance qui, année après année, se confirme et s’amplifie”, complète Daniel Pion. Aujourd’hui, l’image des banquiers est au plus bas… mais pour certains plus que d’autre ! Ainsi, la même étude laisse apparaître de fortes disparités en fonction de la nature des établissements. Si le taux de satisfaction des banques classiques (11,7/20) ne décolle pas, celui des banques directes (14,1/20) progresse. Pour Daniel Pion, un des auteurs de l’enquête, “le message est limpide : la promesse client des banques directes est connue, simple et très lisible. Les clients s’y retrouvent, ils savent ce qu’ils viennent chercher et manifestement, cela leur convient”.

Ménager la satisfaction de ses clients, un enjeu philanthropique ? Pas vraiment. Car la confiance génère davantage de souscription : “le PNB (Produit net bancaire, ndlr) généré par un client promoteur est en moyenne 25 % plus élevé que celui d’un client détracteur” ajoute Daniel Pion. Les banques historiques doivent donc refaire leur retard sur ce terrain, sous peine de voir leur marge se réduire. “L’un des enjeux majeurs pour les banques traditionnelles sera d’adapter leur organisation dans l’optique, demain, d’être capable d’interagir différemment avec le client”, pronostique l’associé de Deloitte.

Trouver une troisième voie, c’est justement le pari des nouvelles “agences dématérialisées” qui émergent. Le succès montant du modèle 100 % digital a fait des envieux du côté des banques traditionnelles. Ces dernières cherchent donc à renverser la situation en venant concurrencer les pure players sur leur propre terrain. En plus des outils déjà mis en place sur Internet, les banquiers historiques créent de plus en plus souvent leur agence numérique : “Agence Directe” pour la Société Générale, “Mon banquier en ligne” pour les Caisses d’épargne ou “Net Agence” pour BNP Paribas. Cette alternative est censée cumuler la profondeur de l’offre d’un réseau physique avec la réactivité et la disponibilité d’un acteur Web. Avec la Net Agence, Jérôme Delaunay estime ainsi avoir trouvé une solution optimale, sans compromis.

“En tant que banque traditionnelle, nous sommes capables de servir les besoins des clients quel que soit leur degré de maturité face à la banque en ligne : autant ceux qui en attendent le maximum parce qu’ils sont très autonomes, que ceux qui ont besoin d’un accompagnement plus proche à travers le réseau d’agences.” Pour d’autres, ce modèle comporte pourtant des limites, car ces agences dématérialisées peuvent difficilement proposer des grilles tarifaires plus avantageuses que celles de leur réseau principal. Alors même que les pure players ont justement fondé leur succès sur des prix attractifs… “Il s’agit d’un positionnement qui répond à une véritable demande de la part d’une certaine population de la clientèle, mais sans aller jusqu’au bout du modèle pure player au niveau tarifaire”, considère Benoît Grisoni. En attendant, ces agences en ligne représentent, même s’ils s’en défendent, une manière pour les banquiers historiques de se positionner sur Internet, en identifiant une marque numérique au sein de leur réseau…

L’un de ces modèles prendra-t-il l’ascendant sur l’autre ? Rien n’est moins sûr. Pour les tenants de la dématérialisation, nul doute que le leur finira par trouver sa place, à défaut de s’imposer. “Nous pensons que le modèle Internet va émerger d’une manière ou d’une autre, et donc il est préférable d’être acteur de ces changements plutôt que passif”, évoque Benoît Grisoni, qui anticipe que “la banque en ligne pourra représenter entre 10 et 15 % du marché sur un horizon à 10 ans”. Observateur indépendant de ce marché, Daniel Pion considère que les deux vont rester complémentaires. “Je ne crois pas que nous nous dirigions demain vers un modèle 100 % banque en ligne, mais plus vraisemblablement vers une convergence entre deux modèles qui ne doivent pas s’opposer, mais plutôt s’enrichir l’un de l’autre”.

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