Le mirage des hôtels sociaux

Un millier de familles dorment chaque nuit à l’hôtel à Paris. Un quotidien d’itinérance et de « débrouille » rythmé de déménagements plus ou moins forcés. Aussi décriés qu’indispensables, les hôtels sociaux continuent pourtant à loger les plus démunis, avec parfois, au bout du couloir, l’espoir d’accéder à un logement stable et digne.

On rejoint l’hôtel Moderne après avoir traversé une petite cour, au 27 rue du Poteau dans le 18ème arrondissement de Paris. Caché de la rue, le bâtiment en briques de 6 étages n’est pas un établissement de tourisme mais un hôtel meublé, qui sert de solution d’hébergement d’urgence pour des familles sans ressources. De moderne, l’établissement n’a gardé que le nom. L’immeuble est vétuste, la cage d’escalier ouverte à tous les vents, les portes des chambres ferment à peine.

Hébergement (4)Pourtant, sept familles vivent encore ici. Au troisième étage, cohabitent deux d’entre elles : les Sissoko et leurs deux enfants en bas âge et les Abou qui en ont trois. Chaque foyer occupe deux chambres de 9m2, séparées par le couloir de l’hôtel. Pour des raisons pratiques, l’une des deux salles est utilisée comme garde-manger et cuisine : chaque ménage doit donc vivre et dormir dans la même pièce. Assise sur le lit familial qui occupe les trois quarts de l’espace, madame Sissoko décrit de sa voix douce ses conditions de vie au quotidien : la promiscuité bien sûr, l’absence de vie de couple, mais aussi l’insécurité, les cris, le froid, et les problèmes d’hygiène : « la saleté, le gras, les matelas infestés de puces, les cafards, les souris. »

Abandon

Les hôtels meublés ou « garnis », offrant une location au mois ou à la journée, constituent depuis longtemps une forme traditionnelle de l’habitat parisien, prévue pour accueillir les travailleurs migrants de France ou de l’étranger. « Il est évident qu’ils ne remplissent plus le même rôle social d’accueil et de transition qu’il y a encore trente ans », explique Claire Levy-Vroelant, professeur de sociologie à l’université de Paris 8 et auteur de plusieurs ouvrages sur les hôtels sociaux. Les loyers sont aujourd’hui financés par la municipalité ou le Samu Social, selon que l’habitant est en situation légale ou non sur le territoire. Lorsqu’elles peuvent déclarer un salaire ou bénéficier d’APL, les familles participent parfois à hauteur de quelques centaines d’euros. Depuis vingt ans, les observateurs ne cessent d’annoncer la mort programmée de ces lieux d’hébergement au gré des fermetures, démolitions, reconversions en immeuble d’habitation ou transformations en hôtel de tourisme. Selon une étude de l’Atelier parisien d’urbanisme, leur nombre a ainsi chuté de façon vertigineuse, passant de 15 000 (280 000 chambres) en 1930, soit près de 20% des logements de Paris, à moins de 800 (18 000 chambres) en 2010, ce qui ne représente plus que 1,5% des habitations de la capitale.

Ces hôtels, non homologués pour le tourisme, doivent tout de même respecter certaines règles de sécurité, d’hygiène et de salubrité, qui établissent notamment une superficie ou un nombre de sanitaires minimum. Mais le faible niveau d’exigence de ces normes, conjugué à l’absence de protection juridique de leurs habitants, incite les propriétaires à la négligence. Cependant depuis le mois d’août, face au non-respect des injonctions des travailleurs sociaux sur les conditions sanitaires des lieux, la mairie a décidé de ne plus payer le propriétaire de l’hôtel du 27 rue du Poteau.

« On rencontre des prostituées et des toxicomanes dans tous les hôtels comme celui-ci. Toutes les nuits, entre deux et six heures du matin, on entend des gémissements, quand ce n’est pas des cris et des disputes ! »

La violence et l’insécurité s’invitent parfois dans le voisinage. Derrière la cinquième porte sur le palier, se trouve une chambre de « passage » explique madame Abou : « On rencontre des prostituées et des toxicomanes dans tous les hôtels comme celui-ci. Toutes les nuits, entre deux et six heures du matin, on entend des gémissements, quand ce n’est pas des cris et des disputes ! » Inutile d’appeler la police : elle ne se déplace plus. La mairie d’arrondissement, régulièrement informée, ferme également les yeux. « Ces dérives finissent par arriver à partir du moment où l’on loge ensemble les plus défavorisés. C’est malheureusement le cas dans ces hôtels bas de gamme, dans lesquels les hôteliers ne procèdent à aucune sélection… » soupire, impuissant, Gérald Briant (PC), adjoint au maire du 18ème arrondissement, chargé des Affaires sociales et de La lutte contre les exclusions. « L’hébergement en hôtels meublés est une véritable fabrique de bombes sociales », prévient-il gravement.

Quête du Graal

Après avoir cessé de payer pour ces chambres délabrées, la municipalité a bien donné aux familles une liste d’hôtels afin qu’elles se cherchent un nouveau logement, mais aucun ne convient : trop mal entretenus, trop éloignés de l’école ou du travail, ou trop stricts – il peut être interdit de cuisiner, d’apporter ses propres meubles, de recevoir des visites ou même de rentrer chez soi après une certaine heure ! Alors, malgré leurs conditions de vie actuelles, les deux femmes préfèrent rester et refusent d’être trimbalées d’hôtel en hôtel. Toute une vie à déplacer à chaque déménagement : « J’ai dû changer trois fois d’hôtel en un an et demi », rembobine madame Abou. « Depuis 2007, j’ai déménagé six ou sept fois », renchérit madame Sissoko. « Pour la majorité des gens, les principaux traumatismes de la vie apparaissent au moment d’un changement de boulot ou de foyer. Pour ces familles, ces déchirements sont constants », rappelle Gérald Briant. Désespérées, les deux voisines sont aujourd’hui prêtes à tout pour obtenir un logement stable. « Une grève de la faim devant la mairie. C’est le seul moyen qu’il nous reste pour faire bouger les choses. »

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Psychose (1960)

Comme ces deux familles, 38 000 personnes vivent à l’année dans des chambres d’hôtels en France, d’après le rapport 2013 sur l’état du mal-logement publié par la Fondation Abbé Pierre. À Paris, cette situation concerne chaque nuit mille familles, dont près d’un tiers dans le seul 18ème arrondissement. Comment sont-ils arrivés là ? « Rupture familiale, séparation, fin d’hébergement chez la famille ou des amis, expulsion de leur précédent foyer ou déménagement en raison de problèmes d’insalubrité ou à cause d’un incendie, par exemple », énumère Gérald Briant. Beaucoup travaillent, comme les maris de Mmes Abou et Sissoko, mais sans contrat ni papier de résidence : leur avenir est bouché.

Mal nécessaire ?

L’ensemble de la classe politique s’accorde à dire que les hôtels sociaux doivent demeurer une solution temporaire, avant d’intégrer des structures plus durables bénéficiant d’un accompagnement social qui doit permettre le retour à un logement dans le privé. « Deux tiers des familles restent moins d’un an à l’hôtel », affirme Olga Trostiansky, adjointe au maire de Paris, en charge de la solidarité, de la famille et de la lutte contre l’exclusion. Les situations rencontrées sur le terrain témoignent d’une toute autre réalité et les exemples de familles ballottées d’hôtels en hôtels pendant cinq ou dix ans ne sont pas rares.

« Saturés, les dispositifs existants ne parviennent plus à absorber l’explosion des demandes de logement depuis quelques années. »

Saturés, les dispositifs existants ne parviennent plus à absorber l’explosion des demandes de logement depuis quelques années. En particulier à Paris, où la pression immobilière empêche toutes ces familles d’accéder à un logement dans le privé. En attendant une politique de construction de logements sociaux à la hauteur des enjeux, les hôtels meublés restent un filet de sécurité indispensable pour les collectivités. Le Moderne, l’hôtel d’Orient, le Grillon, le Trône : la liste des établissements à problèmes est longue mais ne doit pas cacher le rôle positif que les 777 hôtels sociaux de la Ville de Paris jouent dans la politique d’hébergement d’urgence de la capitale. Ils représentent ainsi souvent, dans la précipitation, la seule alternative des travailleurs sociaux pour éviter la rue à ces familles, comme le confirme Véronique Tetrel, qui dirige la résidence sociale tenue par les Restos du Cœur rue Hermel dans le 18ème arrondissement : « Les foyers d’urgence affichent tous complets. Les marchands de sommeil profitent donc de la pauvreté mais ils ont le mérite de répondre présent quand on en a besoin. »

Des loyers sans plafonds

Parfois à n’importe quel prix. Les deux pièces vétustes des Sissoko sont facturées environ 2 700 euros par mois et celles de la famille Abou 2 995 euros, « avec une salle de bain supplémentaire » ! En France en 2011, 16 235 places d’hôtel ont ainsi été payées à l’année à des prix bien supérieurs aux loyers dans le secteur privé. Pour la municipalité de Paris, cela représente un « effort financier compris entre 20 et 25 millions d’euros par an » pour 3 000 nuitées quotidiennes, tandis que le Samu Social débourse près de 100 millions d’euros par an pour loger toutes les nuits environ 20 000 personnes en Ile-de-France. Sans compter les risques de fraudes et d’escroqueries liés à cette manne financière versée en cash. « Nous devons supprimer la circulation de cet argent liquide et le remplacer par un système de tiers-payant », souhaite Olga Trostiansky qui espère également « faire baisser le prix des chambres » en mettant en place un système centralisé de réservation.

Au premier rang des accusés de ce système juteux, les gérants sont régulièrement taxés d’exploiter la détresse de ces familles. « Certains hôteliers sont de véritables marchands de sommeil qui font leur beurre sur la misère et avec les impôts des Parisiens », dénonce Gérald Briant. « Accuser les hôteliers d’être des marchands de sommeil constitue un point de vue un peu court », nuance Claire Lévy-Vroelant. « Ceux qui passent sciemment au travers de la réglementation restent très minoritaires. Aujourd’hui ce sont plutôt les grandes chaînes hôtelières, souvent conventionnées, qui profitent le plus de cette misère », assure-t-elle, désignant les Formules 1 et autres hôtels en périphérie des agglomérations capables de « virer » leurs locataires, souvent Roms, du jour au lendemain. Au 7 rue du Poteau, à l’hôtel du Bon Séjour, dont le tarif de base de 40 euros témoigne d’une clientèle « de passage », le propriétaire, qui dirige également l’hôtel Moderne quelques centaines de mètres plus loin, semble faire partie de cette minorité. Par provocation ou cynisme, le gérant considère lui-même que les sommes dépensées par l’État ou les collectivités sont un gâchis. « À ce prix, les familles devraient pouvoir accéder à un logement dans le parc privé. Mais elles ne le peuvent pas car elles sont dans l’incapacité de justifier auprès des agences ou des propriétaires de salaires équivalents au minimum au double ou au triple du loyer. »

« C’est la quadrature du cercle : les mesures que nous prenons pour améliorer les conditions de vie ont souvent pour conséquence de réduire la capacité d’accueil. »

Interrogé sur l’état de délabrement avancé des chambres du Moderne, le bailleur prétexte que les hôtels sont par nature inadaptés aux besoins des familles. « Lorsque qu’une pièce est utilisée par une famille de quatre ou cinq personnes comme chambre, cuisine et salle de bain, elle se dégrade très vite. » Des contrôles sont pourtant prévus depuis la mise en place il y a dix ans d’un Observatoire des hôtels sociaux chargé de vérifier leurs conditions de vie, mais cela ne fait que quelques mois que l’établissement a finalement été rayé de la liste des établissements agréés par la municipalité… Qui fera les frais de cette nouvelle fermeture ? Si l’hôtelier assure ne pas vouloir mettre une seule famille à la rue, il laisse entendre qu’il compte à la fin de la période hivernale « engager une action » auprès de la mairie. L’adjointe au maire s’en arrache les cheveux. « C’est la quadrature du cercle : les mesures que nous prenons pour améliorer les conditions de vie ont souvent pour conséquence de réduire la capacité d’accueil. » Dans sa chambre tapissée de matelas, madame Abou attend toujours une solution qui ne semble pas venir. « Les hôtels ne sont pas un lieu de vie normal pour une famille », soupire-t-elle. Colère est aussitôt recouverte par le son du téléviseur.

L’État invisible

L’hébergement d’urgence est d’abord l’affaire de l’État. Depuis la loi sur le droit au logement opposable (Dalo) en 2007, celui-ci doit offrir suffisamment de structures d’hébergement aux sans-abris. Aujourd’hui, nombre d’entre elles, CHRS (Centre d’hébergement et de réinsertion sociale) ou maisons-relais, sont saturées. Le Samu social, financé par l’État, continue ainsi à répondre quotidiennement à environ 21 000 demandes d’hébergement. Un chiffre qui a doublé en quelques années seulement… Pour la sociologue Claire Lévy-Vroelant, « la politique migratoire puis l’impossibilité de cette population à accéder au marché du travail et à une protection sociale » embouteillent le système.

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Dark Water (2002)

« Malheureusement l’État s’est totalement désengagé », regrette Gérald Briant. Les mairies ont donc souvent dû prendre le relais, en particulier à Paris où sont regroupées 60% des places d’hébergements de l’Ile-de-France, alors que la population de la capitale ne représente que 16% de celle de la région. Les services de la Ville de Paris multiplient les solutions alternatives : réservation de places en logement social, résidences sociales, ou encore hébergement solidaire par l’intermédiaire du dispositif « Louez solidaire », qui a permis, depuis 2009, à 1 300 familles financièrement autonomes d’être logées dans l’un des 800 appartements du parc privé grâce à une caution de la mairie. Sans oublier les associations (Aurore, Emmaüs ou le Secours catholique pour ne citer qu’elles) qui créent leurs propres structures, à l’image de la résidence sociale tenue par les Restos du Cœur rue Hermel. Ici, comme souvent, un accompagnement social et professionnel doit permettre de favoriser le retour à l’autonomie financière et l’accès à un logement stable.

Malgré ces dispositifs, la situation atteint aujourd’hui un stade critique. « 55% des demandes reçues au 115 ne donnent toujours pas lieu à un hébergement en janvier 2013 », révèle le dernier baromètre du Samu Social. En cause : l’absence de place disponible dans deux tiers des cas. Au regard de l’explosion de 37% des demandes d’hébergement, les promesses de Jean-Marc Ayrault à l’issue de la Conférence nationale contre la pauvreté le 11 décembre dernier ont déçu le secteur associatif. Le premier ministre a pourtant annoncé la création pour 2013 de 9 000 places d’hébergements supplémentaires et 9 000 autres en logements adaptés (maison relais ou système d’intermédiation locative). Mais ces initiatives leur semblent insuffisantes en vue de désengorger les hôtels. « Les hôtels sociaux constituent une solution pratique, qui a le mérite d’exister mais qui ne fonctionne plus lorsque l’ensemble du système est comprimé et la population paupérisée », confie Gérald Briant.

« En raison de la pression immobilière et spéculative, nous nous retrouvons face à une offre insuffisante. »

La capitale souffre encore d’un déficit de surface disponible pour la construction des nouveaux logements sociaux dont elle manque cruellement. Même constat dans le parc privé où les logements adaptés aux familles, de type F2 ou F3, sont trop rares. « En raison de la pression immobilière et spéculative, nous nous retrouvons face à une offre insuffisante », juge Gérald Briant. Au niveau national, les objectifs de construction de logements sociaux initiés par François Hollande prennent à leur tour du retard. « Le mauvais pilotage des politiques de logement, y compris social, représente un frein considérable à l’accès à un logement durable », dénonce Claire Lévy-Vroelant. Olga Trostiansky confirme qu’une telle politique prend du temps mais pointe surtout « la nécessité d’une meilleure répartition de l’offre dans Paris, mais également sur l’ensemble de la région » afin de soulager la capitale. Pour l’élue du 18ème arrondissement, « la priorité est de construire du logement social mais aussi de l’hébergement provisoire, en particulier des petites structures. L’expérience montre que c’est avec des petites structures que l’on y arrive ».

Boîte noire

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